Description du projet

Les grands scandales de l’art.. 

Courbet provoque avec « L’Origine du monde »

Gustave Courbet a peint le tableau le plus provocant et le plus secret du XIXe siècle. « L’Origine du monde » a attendu 1995 pour entrer au musée…

Par Yves Jaeglé
Le 15 août 2016 – Le Parisien

C’est l’histoire d’un tableau si scandaleux qu’il n’a été dévoilé en public que cent vingt-cinq ans après sa réalisation. Le sexe d’une femme en gros plan, des cuisses ouvertes, pas de visage… Courbet porno, lui, le grand réaliste ? Pas si simple. Dans les années 1860, la peinture est sage mais la sexualité débridée, dans le Paris des bordels et des courtisanes, que s’échangent artistes et collectionneurs. Il faut avoir cela en tête pour comprendre « l’Origine du monde », tableau choc signé par le grand peintre de paysages et de portraits Gustave Courbet (1819-1877), anarchiste et libertaire. Fils de paysans de Franche-Comté, l’artiste savait aussi compter ses sous. S’il a peint le tableau, c’est qu’un collectionneur était prêt à le lui acheter…

Ce dernier s’appelle Khalil-Bey, diplomate turco-égyptien qui mène grand train à Paris, amateur d’art et de femmes. En 1866, ce dernier découvre « Vénus et Psyché », scène érotique réunissant deux femmes, dans l’atelier de Courbet. Il la veut, mais l’œuvre a déjà été vendue. Le peintre lui propose une oeuvre licencieuse dans la même veine. Tous les deux sont joueurs, provocateurs, chacun dans son domaine : pour 20 000 francs, Courbet suggère à Khalil-Bey un tableau de nu relativement classique, assorti en bonus d’une seconde oeuvre cachée, plus petite, radicale, jamais tentée, le mont de Vénus en majesté…

Gustave Courbet photographié avant 1867 par Pierre Petit.

Un sexe en cadrage serré, ça n’a été fait que sur des planches anatomiques dans les écoles de médecine. Et sur des photos érotiques, qui circulent depuis peu sous le manteau. Courbet, grand moderne, veut se mesurer au sujet et le faire entrer dans l’histoire de l’art. Son « Origine du monde » célèbre la beauté de la chair et l’énigme de la puissance féminine.

L’identité du modèle, malgré des légendes qui perdurent, n’a jamais été découverte. Thierry Savatier, le grand spécialiste, auteur de « l’Origine du monde, histoire d’un tableau de Courbet », hésite entre cinq femmes possibles.

Le diplomate accroche ce petit format dans sa salle de bains, recouvert d’un rideau vert. Le tableau se serait d’abord appelé « le Vase », mot de vieil argot pour désigner le sexe féminin.

Courbet ne l’a jamais signé

Trois ans plus tard, Khalil-Bey, ruiné, vend 68 tableaux aux enchères. « L’Origine du monde » n’en fait pas partie. Il ne faut surtout pas le rendre public. Il l’emporte avec lui à Constantinople, devient ministre, avant de revenir à Paris en 1877… avec son tableau. Cette fois, plus de rideau, mais un cadre complexe et une autre peinture — un château sous la neige — dissimulent l’anatomie provocante. Le tableau est vendu clandestinement plusieurs fois. Au début du XXe siècle, un baron hongrois, Ferenc Hatvany, le ramène à Budapest.

Sous le nazisme, « l’Origine du monde », tableau dégénéré à souhait selon le canon hitlérien, est miraculeusement sauvé, de même que son propriétaire, juif. Le baron quitte discrètement la Hongrie devenue communiste après la guerre et s’installe à Paris, avec son petit tableau, qu’il appelle « la Création du monde ». Courbet, par prudence, ne l’a jamais signé, ni ne lui a donné de titre de façon certaine. Mais sa correspondance et des radiographies récentes attestent qu’il est bien de sa main.

En 1954 ou 1955, l’œuvre sulfureuse est achetée par le psychanalyste Jacques Lacan, qui le dissimule lui aussi, chez lui, derrière un dessin d’André Masson. Il faudra attendre la mort de Sylvia Bataille, l’épouse de Lacan, en 1993, pour que le chef-d’oeuvre entre dans les collections publiques. Une exposition à Ornans (Doubs), la ville natale de Courbet, l’avait dévoilé au grand public en 1991. Et le 26 juin 1995, le tableau le plus secret du XIXe siècle entre enfin, en grande pompe, au musée d’Orsay. Rideau.

A l’époque
En 1866, quand il travaille à « l’Origine du monde », Gustave Courbet est déjà un grand peintre de la vie moderne, ami de Baudelaire, révélé par son chef-d’oeuvre réaliste « Un enterrement à Ornans » en 1850, déjà attaqué pour son vérisme, son refus d’embellir les visages. Tandis que Napoléon III fait retirer les troupes françaises du Mexique, les peintres à la mode en 1866 restent ceux que l’on appelle aujourd’hui pompiers, académiques, Gérôme ou Meissonier. Un an avant « l’Origine du monde » — tableau qui restera secret —, Edouard Manet, lui, a créé un scandale public avec son « Olympia », au salon de 1865. Ce dernier est défendu par un jeune critique d’art nommé Emile Zola. Qui sera lui-même attaqué. Le second Empire très corseté vit ses dernières années, avant la guerre franco-prussienne de 1870.

Un tableau qui inspire encore aujourd’hui les artistes

(akg-images / Cameraphoto.)

Avant Courbet, un seul artiste, le bien nommé Jean-Jacques Lequeu, s’était mesuré aussi frontalement au sexe féminin, à la fin du XVIIIe siècle. Peu de prédécesseurs, mais beaucoup de suiveurs. Si l’oeuvre n’était pas montrée publiquement, les artistes en connaissaient l’existence. Picasso a confié l’avoir vue chez Lacan, qui fut l’un des propriétaires du tableau. Lui aussi peint plis et replis de l’organe féminin, sans fard.

Bien avant, Auguste Rodin l’avait également tenté : son oeuvre « Iris, messagère de Dieu » est un peu l’équivalent en sculpture de « l’Origine du monde », et ses dessins érotiques dégagent une audace aussi grande. Les surréalistes ont reconnu Courbet comme une influence majeure. Tout comme Marcel Duchamp, dont l’œuvre ultime, « Etant donnés », une installation sulfureuse, hommage direct à « l’Origine du monde », a été réalisée en 1966, pile un siècle après. En 1996 enfin, le photographe Helmut Newton se photographiait devant le tableau récemment installé au musée d’Orsay, intitulant son cliché « Me and Courbet ».

« Iris, messagère de Dieu » d’Auguste Rodin. (AFP/Volker Hartmann.)

Où le voir  ?

Depuis 1995, l’oeuvre de petit format — 46 x 55 cm — est présentée, sans aucun cache, au musée d’Orsay à Paris, dans la salle des Courbet, qui comprend à la fois des portraits, des paysages, souvent consacrés à sa région natale du Doubs, ainsi que d’autres nus, splendides, mais qui ont moins défrayé la chronique.